Association Présence de Gabriel Marcel




QU’EST-CE QU’UN HOMME DE DROITE ?

Propos recueillis par A. Parinaud et parus dans Arts en 1962

Il existe une droite « close » et une droite « ouverte ». Personnellement, je me sens très peu de points d’accord avec ce que j’appelle droite close, car c’est une droite crispée sur l’idée de conservation. Je ne dirai jamais que je suis conservateur. Dans l’espèce d’énorme chantier de démolition où nous sommes, il peut y avoir des choses à exhumer, il peut y avoir des choses à réveiller, mais conserver me paraît être un mot dont on ne peut pas se servir.

L’attitude par rapport à l’Histoire est une caractéristique déterminante. Je crois que l’homme de gauche est presque toujours quelqu’un qui traite le passé avec beaucoup de désinvolture et qui, en particulier, n’hésite pas à le manipuler suivant un certain nombre d’idées préformées. Je trouvecela extrêmement net par exemple pour le problème de la colonisation. Je vois les défauts qu’a présentés la colonisation, les abus souvent intolérables auxquels elle a donné lieu, mais je me refuse absolument à procéder à ce genre de manipulation, je reviens sur ce mot, qui tend à démontrer que la colonisation a été purement et simplement une exploitation, une oppression. C’est une idée simplement fausse.

La position de l’homme de droite devant le passé est une attitude de discernement avant tout. Elle consiste à admettre que les hommes qui nous ont précédés ont droit à un certain respect, que nous avons d’abord à chercher à les comprendre, à reconnaître ce qu’ont été leurs épreuves, leurs difficultés. Cela ne veut pas dire que nous n’ayons pas à les juger dans bien des cas, mais ce discernement indispensable ne peut s’exercer que sur la base d’une certaine appréciation de la profondeur du passé, de l’épaisseur du passé – alors que pour l’homme de gauche, au contraire, ce passé devient extrêmement mince, parce que là le centre de gravité est placé dans l’avenir. Il faut tout de même reconnaître qu’il y a dans le passé des éléments permanents, des valeurs, que nous avons à déterminer, non pas du tout par un effort d’abstraction, mais par une réflexion à partir du passé.

On ne peut pas séparer le présent du passé. Il ne faut pas avoir la nostalgie du passé – une certaine attitude romantique ne peut se comprendre que poétiquement. Sur le plan de l’action, ces états d’âme sont inadmissibles, mais il faut aussi savoir distinguer tout ce qui, dans le passé, contribue à expliquer le présent.

Le présent ne peut pas être considéré isolément !

Ce qui distingue fondamentalement l’homme de gauche de l’homme de droite serait sans doute la manière très différente de concevoir « la personne humaine ». Il est certain que l’idée de la personne comme unité arithmétique me fait horreur. En ce sens, je n’hésiterai pas à direque le suffrage universel est un mal : mais je pense également qu’il serait chimérique, absurde, dangereux de vouloir revenir sur ce principe. En tant qu’homme de droite, c’est-à-dire soucieux d’une certaine qualité humaine à préserver, disons, d’une certaine élite ou d’une certaine aristocratie à constituer ou à créer, ma préoccupation sera de trouver autant que possible des mécanismes compensateurs à ce mal qu’est le suffrage universel, où l’égalitarisme est général.

Cette aristocratie – et une fois de plus, je me sens très proche de Daniel Halévy – est à créer, à susciter. Nous ne pouvons pas nous appuyer sur celles du passé, et la ploutocratie est le contraire même de l’aristocratie. Quant aux technocrates, je crois que c’est une illusion de penser qu’ils pourraient former une aristocratie. Il n’est certes pas question de mettre en cause l’évolution accélérée des techniques, ce qui serait absurde. Quand je vois des gens du monde qui font du gandhisme, ça m’exaspère. Mais je dirais la même chose que pour le suffrage universel ; il s’agit de trouver, non pas des mécanismes, mais des puissances spirituelles qui exercent une compensation.

Il pourrait certainement y avoir une aristocratie du monde du travail, mais à ne pas confondre avec des gens qui, actuellement, sont des meneurs ou des agitateurs professionnels.

La qualité même du travail, sur laquelle peut se fonder une idée aristocratique qui a été une chose si belle autrefois, est, d’une certaine manière, presque perdue. La notion de chef-d’œuvre, au sens artisanal du mot, ne semble plus avoir de place dans le monde industriel.

On peut imaginer toutefois que du fait de l’automation, les besognes purement mécaniques et dénuées d’intérêt seront de plus en plus dévolues aux machines, et que se créera à l’intérieur même de l’industrie ce qu’on peut appeler une élite. L’aristocratie, telle que je la conçois, est axée sur la considération de la qualité, et sur un point comme celui-là, je pense qu’il n’y a pas de raison pour que la gauche et la droite ne se rencontrent pas. Je suis dans bien des cas bien plus intéressé par les points de rapprochement que par les points d’opposition.

Ce qui me frappe chez l’homme de gauche, c’est une certaine carence de la réflexion. Avec des exceptions, bien évidemment. Le grand danger qui menace l’homme de gauche, c’est de succomber au mirage de l’idéologie. Ce que je découvre souvent chez l’homme de gauche, c’est une sorte de pensée abstraite qui est en réalité au service d’une passion qui ne s’avoue pas.

L’homme de droite tel que je le conçois sera toujours critique par rapport à ce qui est global. Il insistera sur le fait que telle chose est vraie dans certaines limites, mais qu’en dehors de ces limites elle peut devenir fausse ; alors que l’homme de gauche est enclin à une vue globaliste, une généralisation.

Sans doute, dans les propos des intellectuels de gauche, on relève toujours les termes d’esprit critique, de sens critique, de critique de l’histoire, de volonté d’analyse... Il faut distinguer, il y a des cas d’espèces. Ne soyons pas « globaux ».

En tout cas, les hommes de gauche ont une certaine manière extraordinairement unilatérale de considérer les faits.

Voyez ce qui s’est passé pour Camus, à propos du problème algérien. Les hommes de gauche se sont montés contre lui parce qu’il n’était pas assez engagé. Ce n’était certes pas par lâchet é, c’était un homme courageux par excellence, mais parce qu’ayant une vue très complète de la situation, il souffrait à la fois pour les uns et pour les autres, ce que je trouve admirable.

Il me semble que l’homme de droite a une notion plus complète, plus riche, de l’homme, à condition qu’il s’agisse d’une droite ouverte, animée d’un esprit de sympathie capable de tirer profit d’une certaine réflexion à gauche.

La coupure entre la gauche et la droite ne peut pas être absolue. Ce n’est d’ailleurs pas la seule qui existe, il y a également une coupure presque aussi importante et néfaste, à mon avis, celle entre un certain monde anglo-saxon et le monde européen, entre une pensée stérilisée par un positivisme mathématique et la pensée européenne qui nous est commune avec les Espagnols, les Allemands, les meilleurs Italiens ; la pensée européenne.

La gauche « fermée » et la droite « fermée » font le jeu l’une de l’autre. C’est ce que j’ai dit en Amérique du Sud, et c’est ce qui a fait quitter la salle à un prêtre espagnol, lorsque j’ai déclaré : « Comment ne se rend-on pas compte qu’un certain fanatisme fait le jeu des marxistes, car il propose l’image même du christianisme dont les marxistes ont besoin pour leur propagande ! »

En conclusion, quel est mon espoir ? Je considère qu’on n’a pas le droit de s’abandonner au pessimisme, qui est stérile et complice du pire. C’est au nom d’une certaine idée de l’homme que je proteste contre le danger central, qui est technocratique des deux côtés ; une idée de l’homme qui a été pendant longtemps plutôt à gauche, mais dont je pense aujourd’hui que la droite « ouverte » est l’héritière.

Présence de Gabriel Marcel
Julien Farges - Archives Husserl de Paris
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