Association Présence de Gabriel Marcel




POÉSIE ET MUSIQUE

(inédit, 1960)

Il se trouve qu’à une certaine époque de ma vie et dans les conditions que je vais tâcher de préciser, j’ai été amené à composer un assez grand nombre de mélodies sur des poèmes très variés, de Du Bellay et de Chénier à Valéry, Supervielle, Patrice de la Tour du Pin, certains même étant pris dans la littérature allemande (Hölderlin, Rilke, Hoffmannsthal). J’ai donc pu faire une expérience tout à fait directe du rapport vécu entre poésie et musique. Mais je ne crois pas inutile de remonter beaucoup plus haut et de vous présenter les indications que voici.

Je puis dire que dès ma prime enfance la musique a joué un rôle immense dans ma vie et qu’il n’en a été aucunement de même pour la poésie, jusqu’à mon adolescence. Tout se passait vraiment comme si la musique occupait tout mon espace intérieur et qu’il ne restât pas de place disponible pour la poésie : ou, plus exactement et plus profondément, je dirai que la poésie n’intervenait que dans ce que j’appellerai assez volontiers les régions scolarisées de mon être. Comme lycéen, bien entendu, j’apprenais des poèmes par cœur, j’expliquais des tragédies classiques... Mais ces exercices suffisaient, me semble-t-il, pour créer une sorte de distance entre la poésie et mon être, auquel, au contraire, la musique s’incorporait de la façon la plus immédiate et la plus essentielle.

Mais ce qui, avec le recul dont je dispose aujourd’hui, me paraît tout à fait significatif, c’est que lorsque j’eus poussé derrière moi, et avec quel soulagement indicible ! la porte du lycée, lorsque je commençai aussi à avoir un peu d’argent à moi et à acheter des livres, je me tournai vers les poètes, ou plus exactement vers certains poètes, ceux qui avaient gardé, à mes yeux, leur virginité, parce qu’ils n’avaient pas été déflorés par mes professeurs : je veux parler des symbolistes. Je n’exagérerai pas beaucoup en disant que pour moi, à cette époque, c’était comme si la poésie commençait avec le symbolisme. Ceci me paraît aujourd’hui tout à fait absurde, mais atteste l’action proprement néfaste que pouvait exercer l’enseignement du français au lycée sur un esprit comme le mien. Je dois dire du reste que la lecture des symbolistes me déçut somme toute considérablement et qu’elle renforça en moi l’idée de l’immense supériorité de la musique. J’avais alors, à n’en pas douter, le sentiment que la poésie cherchait vainement, à l’aide de moyens tout à fait imparfaits, à rivaliser avec la musique. Peu à peu, néanmoins, on peut s’en douter, je fus amené à réviser des jugements aussi simplistes, et je me rappelle avoir, un peu après ma vingtième année, songé à mettre des poèmes en musique, particulièrement des poèmes de Baudelaire, notamment « Moesta et errabunda ».

Malheureusement ce désir ne pouvait pas alors réellement prendre corps. Ma culture musicale qui, à certains égards, était réelle, ne comportait aucune connaissance harmonique ou a fortiori contrapunctique. On avait bien cherché, à un moment donné, à m’initier à l’harmonie : mais je me révoltai quand je constatai que les règles qu’on prétendait m’inculquer avaient été souvent enfreintes par les grands musiciens que j’admirais. J’avais d’ailleurs, à tort ou à raison, le sentiment qu’il y avait en moi un don inné pour l’harmonie qu’il était inutile de chercher à développer par un enseignement que je jugeais scolastique.

Mon mariage, qui eut lieu en 1919, devait avoir sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, le retentissement le plus profond, non seulement sur mon œuvre, mais sur mon expérience même de la musique. Ma femme, qui avait été une des meilleures élèves de Vincent d’Indy, était professeur d’harmonie à la Schola Cantorum, et je puis dire que nous nous mariâmes sous le signe de la musique. Outre un sens musical à la fois très profond et très délicat, elle possédait des connaissances dont j’étais dépourvu ; mais en revanche, elle se jugeait tout à fait dénuée d’imagination créatrice. Dans ces conditions, une sorte de coopération infiniment précieuse pouvait se développer entre nous, car je sentais en moi une source musicale pour ainsi dire intarissable, qui s’épanchait dans l’improvisation. Il est très singulier, il est même presque incompréhensible que cette coopération sur le plan de la création, car nous avions naturellement fait ensemble beaucoup de musique, joué à quatre mains à peu près tout ce qui existe... que cette coopération ne se soit incarnée qu’au cours des deux années qui précédèrent sa mort, entre 1945 et 1947.

La circonstance qui déclencha cette activité fut en quelque sorte fortuite. Il se trouva qu’au cours d’un séjour que nous faisions chez des amies très musiciennes, aux environs de Saint-Étienne (1), j’improvisai devant elles, ce que je n’avais jamais fait que dans la solitude. Elles furent très frappées par ces improvisations et supplièrent ma femme de les noter. C’était au début de l’été 1945. Nous passâmes les deux mois qui suivirent dans notre maison de Corrèze, et ma femme s’appliqua à noter tout ce que je jouais. Au bout de très peu de temps se réveilla l’idée que j’avais eue plus de vingt ans plus tôt, de mettre en musique certains des poèmes que je préférais, et c’est sur Baudelaire que se fixa d’abord mon choix : « Moesta et errabunda », « la Cloche fêlée », « Brumes et pluies »; puis vinrent toutes les autres mélodies. Il doit y en avoir une trentaine, les plus développées étant « le Lac » et le « Cimetière marin ».

J’arrive ici à l’essentiel, mais aussi à ce qui est le plus difficilement exprimable. Ce que je voudrais dire, c’est surtout ceci : le poème se présentait – faut-il dire à mon esprit, à mon imagination ? ces deux mots sont l’un comme l’autre inadéquats – non certes à aucun degré comme un prétexte mais comme quelque chose qu’il s’agissait en quelque manière d’accomplir, je dirais presque d’exaucer, et j’ai souvent dit que ce verbe devait s’écrire dans le cas présent avec les deux orthographes. Il ne pouvait être question que le poème fût en quelque sorte recouvert ou submergé par la musique. Je me rappelle ma stupeur et je dirai même mon indignation quand une pianiste éminente et même célèbre me dit : « Pourquoi choisissez-vous toujours de si beaux poèmes ? Moi, je ne fais jamais attention aux paroles. » Elle dut avouer, d’ailleurs, que la mélodie et le lied ne lui disait rien.

Si je tente de traduire ce que fut pour moi cette extraordinaire expérience qui, sans aucun doute, se serait poursuivie pendant de longues années, sans le malheur qui me priva de ma compagne, je dirai qu’il s’agissait au fond, pour moi, de reconstituer une unité injustifiablement rompue de la poésie et du chant. Je suis demeuré depuis cette époque absolument convaincu que tout poème devrait être chanté, que la réalité c’est le carmen dans son unité indivisible ; et rien ne me surprend moins que de savoir par exemple que des poèmes de Tagore étaient chantés dans leur langue originelle, le Bengali. Et comment ne pas évoquer ici les aèdes grecs ?

Même en restant en deçà d’une telle affirmation dont j’admets qu’elle puisse être jugée trop absolue, comment ne pas voir que le texte poétique ne peut devenir support d’une musique qu’à la condition d’être respecté dans son authenticité verbale. Il est à mon sens proprement inimaginable que chez nous, par exemple, jusqu’à une époque relativement récente, on ait cru pouvoir chanter Schubert ou Schumann en français. Il y a là un péché, qui atteste une méconnaissance radicale de l’essence du lied. Et il va de soi que je n’admettrais pas davantage qu’un texte de Baudelaire, de Verlaine, mis en musique par Fauré ou par Debussy, puisse être traduit dans une langue quelle qu’elle soit. J’en dirai d’ailleurs exactement autant du théâtre lyrique et très particulièrement de Wagner. Je me souviens avec précision de la révélation que fut pour moi d’entendre chanter dans le texte allemand Tristanou la Tétralogie, que j’avais subis à l’origine en traduction française.

Il y a là, selon moi, une vérité qui ne peut même pas souffrir la discussion, et dont les racines devraient d’ailleurs être mises à nu. S’imaginer qu’on peut substituer impunément la traduction d’un poème à ce poème même, c’est méconnaître du tout au tout ce qui constitue l’essence même d’un poème et qui ne saurait se réduire à un contenu intellectuel ou affectif. En juger autrement, c’est procéder à une désincarnation du poème, qui revient en somme à le tuer.

(1) Jeanne Parain-Vial et sa mère.

Présence de Gabriel Marcel
Julien Farges - Archives Husserl de Paris
UMR 8547 - Pays germaniques
45, rue d'Ulm
75005 Paris
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